Les idéaux blessés d'un peuple empêché

(Article plus sociétal que touristique, mais j'espère que ça vous éclairera sur ce pays méconnu...)

 Cuba ne résonne pas que pour ses plages de sable fin, ses cigares ou ses voitures américaines. Si nous y sommes venus, c'est aussi pour essayer de comprendre un pays qui a vécu au fil de dominations d'autres puissances et qui a puisé dans ces épreuves les bases et l'orgueil d'un communisme tropical révolutionnaire forcément intéressant, et désormais décevant.

Qu'en reste t-il aujourd'hui ?


On a déjà parlé de la situation dramatique actuelle. Les 7 plaies d'Égypte accablent la population cubaine : des sanctions américaines (les US considèrent Cuba comme un État terroriste), les dégâts du COVID et d'absence brutale de tourisme, les pénuries et tensions mondiales liées à l'invasion de l'Ukraine, la pénurie de pétrole venu traditionnellement du Vénézuela, le violent cyclone de septembre dernier qui a ravagé une bonne partie de l'île et notamment les arbres fruitiers (qui aident bien à la subsistance), une gestion étatique très lacunaire...

Dans les marchés, pas beaucoup de choses aujourd'hui... du choux et des tomates

Bref, dans ce contexte, les cubains sont des survivants. Ils abordent avec une étonnante décontraction (ou résignation) les cahots quotidiens, qui nous semble(raie)nt insurmontables.

Imaginez seulement devoir faire la queue à la pompe à essence pendant... 5 jours (oui, 5 jours). Imaginez que pour chaque produit essentiel du quotidien (pain, oeufs, riz, légumes) vous deviez faire autant de fois la queue de plusieurs heures, pour acheter des quantités rationnées.

Pour acheter du pain, la distribution commence à 17h30 et il vaut mieux prendre son tour dès 17h...


 

Imaginez devoir travailler normalement quand des coupures d'électricité entre 4 et 6 heures interviennent chaque jour à des horaires différents. Imaginez attendre le bus sans certitude qu'il finira par arriver.

 

Pour Cayo Levisa, le ferry reste à quai en ce moment. "No Hay gasolina" (plus de carburant...)

 Imaginez ne pas pouvoir vous procurer de médicaments ou de matériel de soins, pour vous, vos enfants, vos parents. Quant à Internet, n'y comptez pas trop.

Que feriez vous ? Qu'auriez vous le temps de faire ? Qu'auriez vous la possibilité de faire ?

Plantation de riz dans l'ouest du pays, pour l'alimentation locale.
 

Alors les cubains se débrouillent, s'organisent, selon leurs moyens. Les salaires ne suffisent pas. On travaille la terre, on loue des chambres, tout le monde vend plus ou moins quelque chose ; devant les maisons, on voit souvent quelque produits proposés : canettes, sucreries, cigarettes, fruits, légumes...

Difficile de distinguer le marchand "initial" des multiples revendeurs en cascade du négoce ordinaire : je revends un peu un peu plus cher, un peu plus loin ou un peu plus tard.

Et évidemment, comme dans toute société inégalitaire, il y a la face immergée de l'iceberg : un marché noir invisible, mais certainement prioritaire et mieux achalandé, qui permet aux personnes disposant d'un tant soit peu de pouvoir ou de réseau de contourner ces circuit de creve-la-faim et se procurer (en dollars) des produits inexistant dans le circuit classique : vêtements, viande de boeuf, téléphones, essence... On n'est pas tous égaux, et les cubains ne font pas exception.

A chacun.e de faire sa part du devoir et rien ne pourra nous vaincre.

 

C'était pourtant justement l'idée de la révolution cubaine : un système égalitaire, qui ne souffrirait d'aucun privilège, ne dépendrait d'aucun pouvoir et qui repartirait équitablement le travail et les richesses d'un peuple qui œuvre de concert dans la même direction, convaincu de la probité de l'ensemble.

Chaque jour, nous sommes capables d'améliorer ce que nous avons fait la veille.

 Ce récit est puissant et ses messages émaillent encore aujourd'hui les murs de tout le pays. Le Che et Fidel Castro restent les figures tutélaires d'un système qui n'a plus grand choses de nouveau à proposer. La grands discours et les épopées fondatrices sont loin, et la classe politique actuelle est plus redoutée qu'appréciée.



Fidel, Raul, puis le président axtuel. Se revendiquer de la mémoire des fondateurs semble indispensable à la classe politique actuelle.

Alors on célèbre, on commémore, on se souvient... Et cela suffit encore à faire vivre l'idéal qui n'est plus.

Toutefois, on reste fascinés par la persistance d'un idéal d'égalité et de fraternité chez les cubains. L'éducation est gratuite, tout comme les soins médicaux (mais il n'y pas de médicaments...). Le système de rationnement devait apporter assez à tous, mais il est insuffisant pour tous.

 L'envie d'une vie meilleure est vive partout et personne n'ignore les difficultés, mais cela ne génère pas pour le moment d'agressivité, d'empressement ou de mépris de classe. On reste calme, tranquillo, même quand la situation semble kafkaïenne. Tout le monde se parle, de tout (sauf politique), tout le temps. Dans les colas (les files d'attente), dans la rue, sur le peron de chaque maison, dont la porte d'entrée reste invariablement ouverte toute la journée, avec une chaise qui bascule tranquillement et quelqu'un qui attend de taper la discute.

On nous a invité à un anniversaire à Vinales, et malgré les difficultés, l'ambiance et l'organisation étaient incroyables

 

Cette gentillesse et cette grandeur de coeur cubaine n'est pas un mythe et fait partie intégrante du récit cubain cher à ses habitants. Pour un peuple souvent humilié, méprisé, fusible de tensions internationales, cette fierté d'un peuple qui se détermine selon ses propres règles, avec ses propres inspirateurs (José Marti en tête) et loin de diktat impérialiste est un puissant carburant.

Pour autant, on en demande beaucoup à un peuple qui est volontaire pour sacrifier un certain niveau de vie à un idéal, mais pas indéfiniment, et certainement pas si les inégalités croissent, sur le dos des plus pauvres et moins bien placés. Et les marges de manœuvres sont très minces entre les difficultés économiques et le contrôle omniprésent du parti, via des représentants locaux... A Cuba, on dit que, "ce qui n'est pas interdit est illégal"

Et quand l'édifice institutionnel se lezarde, aujourd'hui comme jamais, les marqueurs du système apparaissent vite anachroniques. Alors quels choix s'offrent aux cubains ?

Partir, pour celles et ceux qui le peuvent. Comme 300 000 citoyens et citoyennes cubains l'année dernière essentiellement (et paradoxalement) vers les États Unis. Comme bien souvent pour les "migrants", il s'agit de la classe moyenne ou aisée, qui peut se permettre de rassembler assez d'argent pour sortir. Les autres tentent par d'autres pays, ou par la mer...

Rester. Et s'adapter, patienter. Car les cubains adorent leur pays, ses couleurs, son histoire, sa générosité. Ils adorent surtout leur peuple et sont conscients de leur capacités.

Peut être faudra t-il inventer un nouveau récit cubain, avec de nouveaux personnages et un nouveau cap. Nul doute que les cubains sauront rapidement s'adapter compte tenu de leur résilience et de leur ingéniosité hors norme.

Rien ne se perd, tout se répare à Cuba. Il a plus de mécanos que d'habitants

En attendant, on profite des quelques ultimes privilèges hérités d'une période faste, où tout Cuba pouvait se retrouver dans des restaurants d'état bon marché, comme ce glacier mythique de la Havane où on fait des heures de queue pour déguster des glaces en famille. 


 Aujourd'hui, la carte des glaces a fondu, il n'y a plus que deux parfums, mais le prix est resté le même : 45 pesos pour 4 généreuses boules (20 cts).

Un plaisir simple pour un peuple qui n'en a pas beaucoup. 


(Premier article convenablement édité grâce a l'utilisation d'un VPN qui contourne l'embargo numérique imposé à Cuba... Pfiou !!) 

Marc


Commentaires

  1. Thomas Walter29 avril, 2023

    Hehe je rattrape mon retard et je venais justement de vous envoyer le lien vers un VPN. Content que vous ayez trouvé une solution pour ça. Pour le reste ça a l’air d’être une sacrée aventure ! Expérience incroyable pour vous mais aussi et peut-être surtout pour Colin et Adèle. Bisavous !!

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  2. Super récit, un pays qui semble figé dans l’histoire, j’espère qu’il y aura d’autres glaces !
    Raphaël

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  3. Nous vous suivons depuis votre départ et nos yeux sont tout écarquillés.
    Bravo aux petits sportifs et aux grands aussi. Viñales, Puerto Esperanza, que de beaux souvenirs vous nous rappelez. Y a-t-il toujours le manège improbable sur la place de Puerto Esperanza ? Quelle belle aventure! Vous nous donnez des fourmis dans les jambes. A très vite pour découvrir la suite de votre périple.

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    1. Coucou Martine et Jean Yves (on imagine que c'est vous)…le pays a tellement du changer... Il n y a plus le manège, beaucoup moins de glaciers et encore moins de musiciens...mais le pays demeure très chouette grâce aux cubains qui semblent résister face à cette nouvelle crise !

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  4. Quel beau voyage, merci de nous expliquer aussi l'envers du décor ! :-) bises. Estelle

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  5. Bonjour à vous
    un très bel article c'est tellement triste de voir ces gens subir et pâtir si lourdement d'une situation politique anachronique qui contraste avec leur gentillesse que vous décrivez si justement bises (Cyril EP)

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  6. Merci les amis pour cet éclairage politique sur une terre si belle manifestement...
    Je souhaite aux Cubains de ne pas connaitre les 3 dernières plaies d'Egypte (il y en a 10 en effet !) : les sauterelles ravageuses, l'obscurité et la mort des premiers-nés...
    Amitiés

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